Secrets d'écriture 1- réflexion et émotion, Olivier Rolin

Article publié le 25/05/2018

« La littérature, c’est de la réflexion sur de l’émotion, il y faut les deux, la brutalité de l’émotion et le temps long de la réflexion, le sang chaud et le sang-froid, si l’un manque ça ne va pas, ça manque de souffle ou de pensée » (Olivier Rolin, Le Monde des livres, 30 mars 2012)


La littérature déçoit lorsque le descriptif maintient trop à distance l’onirisme et le vocabulaire créatif ; de grands auteurs eux-mêmes peuvent tomber dans ce travers, du moins par intermittences. Prenons par exemple ce développement de Théophile Gautier, extrait de l’ouvrage "Constantinople" :


« Nous confondons malgré nous l’architecture arabe et l’architecture turque, qui n’ont aucun rapport, et nous faisons involontairement de tout sérail un Alhambra, et qui est fort loin de la réalité. Ces observations refroidissantes n’empêchent pas le vieux sérail de présenter un aspect agréable, avec sa blancheur étincelante et sa verdure sombre, entre le ciel clair et l’eau bleue dont le courant rapide lave ses murailles mystérieuses »


Ici, précisons qu’il ne s’agit pas d’un roman, et que les réflexions de Théophile Gautier sont issues d’un écrit de voyage. Dans ce contexte, le talent de l’auteur réside dans sa capacité à sublimer les énumérations de détails qu’il jette sur le papier ; le "relevé" doit s’élever, notamment au secours d’évocations qui prolongent la réalité consignée. Ici, la culture livresque joue un rôle déterminant : elle offre au narrateur des associations d’idées possibles, des chemins à défricher au travers de l’axe gris qu’il emprunte.

 

Le risque majeur est d’ennuyer, ou, inversement, de trop mystifier. Le dosage idéal n’est aucunement un « juste milieu », mais une ondulation intelligente, un rythme dont la logique tient à la sonorité sous-jacente et aux résonnances entre le verbe et l’idée.


On n’acquiert cette science du dosage qu’en pratiquant énormément, en décrivant des tas de choses : monuments, paysages, visages, situations… Apprendre beaucoup de vocabulaire est nécessaire, surtout dans un premier temps, mais dès qu’on le maîtrise, il s’agit d’en user avec avarice… Comme a pu le dire Claudel, le commencement du style commence avec la crainte de l’adjectif. Trop de termes complexes ankylosent la phrase, obstruent ses voies sur lesquelles chemine notre attention.


La formule d’Olivier Rolin, selon laquelle la littérature « c’est de la réflexion sur de l’émotion », nous fait naturellement penser au mot de Bergson : le rire c’est « du mécanique plaqué sur du réel ». La littérature impose à l’auteur de maîtriser ses émotions, de les canaliser, de les densifier. La littérature rend intelligible le sensible ; elle donne à voir ce qui surnage dans le fond des cœurs.

 

Cela aussi se travaille ! L’écrivain doit constamment chercher à préciser ses affects, à les verbaliser en rendant compte de leur complexité… sans charcuter, sans dissoudre, en transposant. Ce travail nécessite une force d’introspection très prononcée, un appétit de l’analyse des sentiments et des états d’âme. Il faut s’intéresser au chagrin des autres, à leurs tracas, s’entraîner à comprendre ce qui apparaît à l’esprit comme une bouillie inextricable.