Magma politique - Zemmour et la décadence

Article publié le 30/11/2021

30 novembre 2021 – magma politique

 

Une foule apathique attend sous l’air glacé. On guette sans conviction l’homme svelte, frétillant, qui électrise la France depuis des semaines. A quelques pas, un groupe de forts en gueule crie au fasciste. Le bâtiment est encerclé. Sa lourde masse protège l’insecte, le lion (c’est selon) qui a juré de remplacer tout seul l’aréopage politique. Tension. Les fans se font discrets. On les devine sous leurs manteaux sages, épaules rentrées. Ils n’ont pu s’empêcher de venir, d’approcher. Mais pas au prix d’une bastonnade ! La menace physique est palpable. Déjà des invectives. 

 

Spasme collectif. Au loin, le champion vient de paraître. Un sourire pointilleux se dessine sur son visage. Des molosses en cravate le pressent sur un côté. Il disparaît. Zemmour ! Zemmour !

 

Déjà, c’est fini. La star s’est glissée à l’arrière d’une grosse berline et le chauffeur sans visage a démarré. Les défenseurs de la démocratie et les dextro-tragiques en auront eu pour leurs frais... Voici qu’ils se retrouvent seuls, dans le silence pesant. Toutes ces passions fracassantes, impérieuses, au milieu de l’indifférence urbaine. Retourner travailler. Repartir seul chez soi ; retrouver son écran, ses petits frissons numériques entre deux postcasts philosophiques et un porno. Le rêve violent s’est éteint. On a voulu faire corps avec ou contre le grand prêtre, celui qui dicte la liturgie, qui mène la danse. A l’heure où le candidat communiste assure lui-même :

“Moi je ne suis pas contre la vidéo-surveillance” (Fabien Roussel, LCI, 26 octobre 2021)

Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Pourquoi la liberté s’opposerait-elle à la sécurité ? Mais quelle sécurité, et quelle liberté ? Là est la question. L’une ne peut-elle impliquer l’autre ? Peut-être, voire... mais le doctrinaire Zemmour est-il bien celui qui pourrait faire tenir ce frêle équilibre? Assurément non, pressentent les vieux bourlingueurs... ceux qui ont circulé dans le monde, qui en ont vu des messies qui promettaient de taper du poing sur la table. Mais Zemmour n’est-il qu’un mirage ? Une queue de comète? A gauche, on le prétend raciste, inculte, idiot. Est-ce bien véridique ? Toutes ces jongleries intellectuelles, ces associations d’idées, ces mises en perspective chronologiques depuis des années sur les plateaux... Zemmour peut vous improviser des réflexions croisées sur Clemenceau, Jeanne d’Arc, Louis XIV, Staline, sans s’épuiser pendant des heures. Qu’il ait raison ou qu’il ait tort, qui peut en faire autant ? Cherchez autour de vous... L’homme, aussi outrancier soit-il, est aussi capable de réflexions puissantes : “Le propre de l’idéologie est de se radicaliser au rythme où le réel la désavoue” (Eric Zemmour, La France n’a pas dit son dernier mot). 

 

C’est tout le drame de ses adversaires... Comment paraître crédible en qualifiant de sombre crétin un homme capable de tant d’érudition active ? Si tel était le cas, pourquoi Mélenchon révisa tant ses fiches lorsqu’il osa l’affronter en prime-time lors de la pré-campagne ? Pourquoi, pendant plus d’un an, tant d’intellectuels de gauche (BHL, Enthoven, Olivennes...) se sont-ils acharnés à lui porter la contradiction sans parvenir à lui “clouer le bec” ? Ce serait pourtant si facile, s’il n’était qu’un crétin. Passé l’esbrouffe, il finirait bien par caler. Mais non, il a toujours sa réponse à vous asséner, pointilleuse et cinglante. Pourquoi tant d’efforts, de travail, d’acharnement, pour contredire cet homme qui ne serait qu’un “guignol” qui ne comprendrait “rien à l’histoire de France”? Il faudra bien le reconnaître. Zemmour est un homme intelligent. Qu’on l’aime ou pas. Il prétend même démontrer qu’il n’est pas d’extrême droite. Et l’argument vous prend à revers, vous ne l’attendiez pas, il est intéressant :

 

“L’extrême droite, traditionnellement en France, c’est ceux qui veulent renverser la République ; je rassure tout le monde, je ne veux pas renverser la République” (Eric Zemmour, BFM TV, 18 octobre 2021)

 

Quelque part en effet, si les mots ont un sens, l’extrême Est ce après quoi on ne peut pousser plus loin. Or, c’est vrai, on peut pousser plus loin que Zemmour : on peut trouver des royalistes antisémites qui rêvent d’abolir la démocratie, de remplacer le régime républicain par la monarchie, plus ou moins absolue. Il y a aussi les promoteurs de la fin du Sénat, des députés, de l’Assemblée nationale, ceux qui aimeraient l’apparition d’un parti unique, d’un chef unique. Zemmour ne va pas aussi loin. Sous cet aspect, donc, il ne serait pas “d’extrême droite”. 

 

Mais il y a d’autres aspects. Il y a ces phrases, qu’il sait prononcer, sans rougir un instant : 

“Je n’ai rien contre les étrangers. Simplement je préfère les Français” (Eric Zemmour, BFM TV, 18 octobre 2021)

“Je pense qu’il faudrait émanciper les femmes du féminisme” (Eric Zemmour, CNews, 4 novembre 2021)

“L’islam n’est pas compatible avec la France” (Eric Zemmour, BFM TV, 23 septembre 2021)

 

Et lorsqu’il se retrouve face à un journaliste pondéré, courtois, aussi giscardien qu’est Alain Duhamel, il est capable de le qualifier à quelques instants d’écart “d’honnête homme” puis de menteur ou d’“hypocrite”. Le fond du problème Zemmour est bien là : dans ce manque d’égards envers les hommes de valeur qui ne lui ressemblent pas, dans cette volonté d’écraser à coups d’idées-masses. Or la structure du réel, ce n’est pas ça : le réel est fragile, délicat, profond, non idéologique. Asséner à coups de knout des aspects du réel, ce n’est pas dire le réel. C’est le réduire à son angle droit, systématiquement...

Le problème de Zemmour, trop souvent, ce n'est pas qu'il a tort, c'est qu'il "tord". Il propose des diagnostics partiellement justes, souvent gênants, mais son hubris lui fait outrer ses thèses, jusqu'à la caricature, pour être bien compris. Le problème étant qu'il finit lui-même par comprendre le réel ainsi, façon panoramique hyper pixelisée. Il pense qu'être "cash", c'est être honnête, et donc voir juste. Ce qui est faux, car la sincérité ne garantit jamais de dire le vrai. 

En revanche, Zemmour n'est pas plus menteur que la plupart de ses adversaires politiques, y compris modérés. On peut le créditer d'aimer son pays - bien ou mal, c'est une autre histoire, mais il est vrai que cet homme aime la France, pour la simple raison qu'elle l'obsède et lui déssèche la gorge. Cela, qui pourrait le nier? Lui aime la France, c'est vrai, et dans cette mesure, il est compréhensible que son déclassement l'affecte. C'est là une rare qualité. Il serait mensonger de prétendre qu'il ne vous apprend rien lorsque vous l'écoutez pérorer. Sa vaste culture, impulsive, mystique sans être spirituelle, a des accents agressifs. Elle brille, c'est vrai, mais son éclat manque de tons nuancés. Il vous éclaire au néon. Et ça grésille... 

La chevalerie française, le noble esprit de ce peuple, c'est une certaine idée de la générosité... jusque dans la grande mêlée historique. Même dans sa brutalité, maintes fois attestée, la France a eu des arrière-pensées d'ouverture. Monsieur Zemmour, lui, décrète que la France est grande, pleine de génie, qu'elle n'est pas coupable et point-barre. L'esprit français, de quelque religion ou couleur que l'on soit, c'est une certaine inclination pour l'émotion. Monsieur Zemmour n'en veut plus guère, sous prétexte (et c'est vrai) qu'elle a souvent joué des tours aux Français. Oui, l'insécurité est devenu un problème endémique, oui, les politiques en ont fait un problème ahurissant à force de ne pas la traiter. Ils se sont contentés de la gérer. Une campagne présidentielle ne devrait jamais se réduire à un si faible périmètre (sécurité, immigration). Cependant, ces questions ont grossi d'année en année faute d'avoir été solutionnées raisonnablement. Aujourd'hui, on ne parle que d'elles. Mais Zemmour est-il le responsable de cette situation? Ce dont il est responsable, c'est de ses propos agressifs contre l'islam, qu'il ne veut pas séparer de l'islamisme sous prétexte que ce serait trop facile (et c'est parfois vrai... la gauche applique exactement la même sévérité envers l'Eglise, qu'elle distingue bien rarement des bûchers de l'Inquisition). La nuance n'est pas toujours une manière de noyer le poisson, c'est d'ailleurs cela, la vraie nuance : Eric Zemmour a tort de l'écarter dès qu'il parle d'islam. Il pourrait tout à fait avoir une parole performative et cinglante, tout en étant nuancé. Ce à quoi il se refuse effrontément.  

 

Les ennemis de Zemmour rêvent de “le faire taire”. Ils ne supportent plus de l’entendre. Est-ce bien par humanisme, ou parce que ce qu’il dit les énerve? Sartre reconnaissait déjà, il y a 50 ans : “C’est très important, la haine. Sans ça, on s’arrête souvent trop tôt” (Entretiens avec Sartre, janvier 1971)

 

“Monsieur Zemmour, vous n’avez pas le monopole de la haine”. C’est bien ce que semblent répéter les “antifa”, au désagrément de Saint Germain. On s’ulcère vite chez les partageux. Zemmour est aussi en eux, en version inversée. Ils dansent sur son tempo, mais rarement avec son niveau d’argumentation. Car ce qu’il dit trouve bien des échos. Un éditeur polonais n’a -t-il pas déploré, dans les colonnes du Figaro, le déclin terrible de la France : 

 

“Je ne peux pas me défaire de l’impression qu’un boulet gauchiste a traversé le tissu intellectuel français, en provoquant des dégâts colossaux” (Eryk Mistewicz, Le Figaro, 12 novembre 2021)

 

Ecoutons encore Jacques Julliard, pourtant bien loin du “bâteleur” :

“Les droits de l’homme ne sont plus du tout un idéal mobilisateur d’émancipation, mais une police d’assurance dont les clauses de sauvegarde tendent à se multiplier” (Jacques Julliard, Le Figaro, 5 avril 2021)

 

Et puis, il y a bien cette idéologique Woke, où ce qui existe sous ce nom générique, et qui pollue l’antiracisme d’appréciations raciales respectives et différentialistes. Il y a ces “coffinismes” aigre-doux, qui pointent l’homme et le patriarcat blanc sans nuance. Voyez par exemple ce qui se produit actuellement dans ce si sérieux journal qu’est Le Monde... Ce glissement bien visible que d’honnêtes consciences de gauche ne peuvent plus ne pas voir. Exemple édifiant : dans son numéro du 16 novembre, Le Monde tapisse sa double-page “Idées” de quatre articles tranchants, qui condamnent respectivement :

1-les hommes

2-les Blancs

3-l'Occident

4-la France

 

Quatre articles du jour, qui saturent et emplissent seuls la section “idées”, traitant des thématiques précises qui mènent la “cancel culture” américaine. C’est un fait. Tout comme cette inflation récente d’articles-pétitions, plein de signatures agrégées contre tel ou tel scandale. La réflexion personnelle, nuancée, perd du terrain. C’est de cela que l’on crève. 

« C’est en retardant ses conclusions, même lorsqu’elles lui paraissent évidentes, qu’un penseur progresse » (Albert Camus, Carnets, 1951)

 

Pierre-André Bizien