Histoire des Guerres puniques - Rome et l'Afrique

Article publié le 12/12/2019

 

(Article de Jérémie Dardy)

 

La cité africaine de Carthage était-elle plus puissante que Rome? Ses guerriers et ses tacticiens militaires surpassèrent-ils les autres armées de l’Antiquité? Située en Tunisie actuelle, Carthage aurait-elle pu devenir l’équivalent de Rome pour le monde africain? S’agit-il de la première et véritable “Guerre de Cent ans” de l’histoire?

 

Entre le IIIe et le IIe siècle avant notre ère, Rome et Carthage s’affrontent pour la domination en Méditerranée ; Rome, puissance régionale naissante dont la force repose essentiellement sur des paysans soldats, défie Carthage sur son propre terrain: la mer. Succès ; en réponse, le général carthaginois Hannibal frappe Rome au coeur de l’Italie en lançant une expédition terrestre… à l’aide d’éléphants qui traversèrent les Alpes et fondirent sur l’Italie. L’issue fut longtemps incertaine ; le conflit s’enlisa plus de cent ans, et se solda par une victoire écrasante de Rome.

 

D’autres questions se posent pour l’historien: quelle tactique maritime permit à Rome de surpasser sa rivale ? Quel rôle jouèrent les Gaulois dans le conflit ? Rome, un moment au bord du gouffre, recruta-t-elle des esclaves et des condamnés à mort dans ses rangs ? L’ultime siège de Carthage (149-146 av. J.-C.) fut-il un Stalingrad avant l’heure ? Enfin, le général romain Scipion (dit l’Africain) surpassa-t-il tactiquement Napoléon 1er ?

 

Contexte historique

 

Au début du IIIe siècle av. J.-C., Rome se rend maîtresse de l’Italie ; elle est aidée dans le dernier acte de sa conquête par Carthage, puissance maritime de premier ordre en Méditerranée, établie près de l’actuelle Tunis (Afrique du Nord). Ensemble, elles affrontent Pyrrhus, roi d’Épire, et le soumettent ; suite à ce succès, l’ancienne colonie phénicienne (Carthage est fondée par Tyr en 814 av. J.-C) garde une zone d’influence en Sicile tandis que Rome absorbe Tarente (272 av. J.-C.), ultime bastion grec situé dans le sud de l’Italie. Notons que le premier traité signé par Rome le fut avec Carthage, en 510 av. J.-C.

 

Néanmoins, l’alliance ne dure pas; les intérêts des deux cites impérialistes sont divergents. La Sicile cristallise les tensions lorsque Rome investit Messine. “Dans le conflit qui s’annonce, Rome ressemble à un éléphant confronté à une baleine. Comme l’éléphant, Rome ne craint rien ni personne sur la terre ferme (…) Comme la baleine, Carthage est alors toute-puissante sur les mers” (Yannick Clavé, Éric Teyssier, Petit Atlas historique de l’Antiquité romaine).

 

Première Guerre punique (264-241 av. J.-C.), dite “Grande guerre de Sicile”

 

Alors que sa population croît rapidement, Rome projette d’envahir la Sicile, vaste grenier à blé ; en soutenant les mercenaires mamertins (originaires de Campanie) à la solde de Syracuse qui s’emparent de Messine, elle se positionne ouvertement contre Carthage. Cette dernière n’entend pas céder un pouce de terrain dans ce qu’elle estime être son pré carré ; les hostilités débutent. Les combats seront essentiellement de nature navale. Rome réussit le tour de force de mettre sur pied une flotte puissante afin de rivaliser avec son adversaire ; elle met au point des sortes de ponts, connus sous le nom de “corbeaux” (corvus), qui éperonnent les navires adverses.

 

L’historien grec Polybe (208-126 av. J.-C.) en laisse cette description : “Le corbeau une fois planté dans le pont du navire ennemi, les deux bateaux restaient attachés l’un à l’autre. Quand ils se trouvaient flanc contre flanc, les Romains s’élançaient à l’abordage sur toute la longueur du pont, ou bien, quand ils étaient proue contre proue, s’engageaient deux par deux sur la passerelle elle-même pour assaillir l’adversaire” (cité dans Les Guerres puniques, préface de Claudia Moatti). Grâce notamment à cette innovation, Rome remporte des succès initiaux (Mylae en 260, Ecnome en 256…) mais se heurte ensuite à de graves difficultés (échec de l’expédition de Régulus en 255, résistance d’Hamilcar Barca en Sicile, le père d’Hannibal…). Sa victoire maritime aux îles Égates, un petit archipel situé à la pointe occidentale de la Sicile, en 241, est toutefois décisive ; les Carthaginois (poeni, en latin, ou Puniques) perdent la Sicile, la Corse et la Sardaigne qui deviennent les premières provinces romaines. Ils s’acquittent en outre d’un tribut de 83 tonnes d’argent.

 

Deuxième Guerre punique (218-202 av. J.-C.), ou “guerre d’Hannibal”

 

Le siège de la cité espagnole de Sagonte par Hannibal (246-183 av. J.-C.), alors alliée de Rome, met de nouveau le feu aux poudres entre Carthage et Rome ; en partant en guerre à l’approche de l’hiver et malgré des effectifs deux à trois fois moindres que son adversaire (de 80.000 à 100.000 hommes contre près de 160.000 à 240.000), le général carthaginois prend de cours son ennemi. “Il décide de combattre Rome chez elle et passe par la voie de terre, faisant escalader les Pyrénées puis les Alpes à son armée. Il y perd un oeil et presque tous ses éléphants, mais arrive sans crier gare dans la plaine du Pô, où il rallie les Gaulois. Trois victoires (Le Tessin, La Trébie, Trasimène) lui ouvrent la route de l’Italie” (Christophe Badel, Atlas de l’Empire romain). Hannibal écrase Rome lors de la bataille de Cannes (216  av. J.-C.), 45.000 morts (soit plus d’un homme engagé sur deux !) ainsi que 20.000 prisonniers.

 

Rome, saignée à blanc, se résout à recruter des esclaves et même des condamnés à mort ; étrangement, Hannibal ne profite pas de son avantage en tentant de prendre la capitale ennemie d’assaut. Craint-il ses remparts, redoute-t-il une forte résistance ou est-il simplement las d’attendre un soulèvement général des Italiens contre les Romains ? Son général Maharbal lui fait remarquer : “Tu sais vaincre, mais tu ne sais pas exploiter ta victoire”. Ayant reconstitué ses forces, Rome attaque en Espagne pour couper les Puniques d’une partie de leurs sources d’approvisionnement ; puis, elle défait Hasdrubal, dans le nord de l’Italie. L’homme est le frère d’Hannibal et a réitéré son odyssée terrestre en passant les Pyrénées et les Alpes avec ses troupes depuis la péninsule ibérique. Rome, enhardie, porte la guerre en Afrique ; le général romain Scipion l’Africain fait alliance avec Massinissa, roi des Numides et voisin des Puniques. Ils joignent leurs forces et terrassent Carthage lors de la bataille de Zama (202 av. J.-C.). Relevons qu’Hannibal s’échappe mais se suicide quelques années plus tard dans l’actuelle Turquie.

 

Troisième Guerre punique (149-146 av. J.-C.), un Stalingrad avant l’heure ?

 

Bien que triomphante, Rome est exsangue ; la deuxième Guerre punique lui a coûté près de 200.000 Italiens (dont 50.000 Romains). Même si Rome a fait main basse sur la flotte, les éléphants ainsi que les territoires extra-africains des Carthaginois (dont l’Espagne et ses riches mines qui rapportent chaque année 40 tonnes d’argent), son agriculture est ruinée. Un demi-siècle plus tard, les deux cités sont de nouveau entraînées dans un conflit ; en cause, le non respect de neutralité que Carthage aurait dû observer vis-à-vis du royaume numide de Massinissa contre lequel elle entre en guerre (151 av. J.-C.). En vérité, c’est un prétexte commode pour Rome afin de se débarrasser d’une puissance commerciale et maritime rivale en Méditerranée, encore dangereuse sur le plan militaire.

 

Les légionnaires débarquent en Afrique et entament un long siège de la capitale punique. “Au mois d’avril 146, l’armée romaine donne l’assaut final. Malgré leur faiblesse physique, malgré la faim, les Carthaginois résistent avec un acharnement qui dément la légende de commerçants gras, lâches et paresseux” (Yann Le Bohec, Histoire militaire des guerres puniques 264-146 av. J.-C.). Comme lors de la bataille de Stalingrad (juillet 1942-2 février 1943), les combats se traduisent par une lutte acharnée maison par maison : “Chaque demeure a été transformée en forteresse. Personne ne se rend. Devant tant d’acharnement, pour limiter leurs pertes, les Romains décident d’allumer un gigantesque incendie. Commence alors une succession de scènes d’horreur : les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, plus ou moins gravement brûlés, tombent avec les maisons qui s’effondrent, et sont écrasés sous les gravats” (ibid). 50.000 Puniques se rendent et sont vendus comme esclaves ; leur territoire devient la province romaine d’Afrique.

 

Quel rôle jouèrent les Gaulois dans le conflit ?

 

En 146 av. J.-C., un nouvel ordre s’établit donc en Méditerranée ; Rome a non seulement défait Carthage mais a aussi vaincu Corinthe (plusieurs cités grecques s’étaient alliées contre elle dans la ligue achéenne). Ainsi, en 133 av. J.-C., Rome possède six provinces, dont cinq viennent directement des victoires sur Carthage : outre la Macédoine, elle compte les deux Espagne, l’Afrique, la Sicile et la Sardaigne. Revenons sur le rôle des Gaulois pendant les Guerres puniques ; nous l’avons vu précédemment, certains Gaulois rallièrent Hannibal pendant son raid sur l’Italie lors de la deuxième Guerre punique (218-202 av. J.-C.). Une campagne de Rome contre les Celtes entre 225 et 220 av. J.-C servit sans doute de moteur à ce ralliement ; cependant, les racines d’une haine réciproque sont bien plus anciennes. Entre autres exemples, citons l’humiliation de la prise de Rome par le Gaulois Brennus en 390 av. J.-C. Hannibal rêvait de fédérer les Gaulois et les Italiens contre les Romains, mais il n’y parvint pas ; il jouit néanmoins de la neutralité bienveillante d’une partie d’entre eux.

 

L’historien latin Tite-Live (64 av.-17 apr. J.-C.) le confirme : “Les chefs gaulois se rapprochèrent aussitôt d’Illibéris [ville située dans la région des Pyrénées], et se décidèrent aisément à entrer dans le camp d’Hannibal. Gagnés par ses présents, ils laissèrent son armée traverser tranquillement le pays, le long des murs de Ruscino” (Les Guerres puniques, préface de Claudia Moatti). D’autres encore servirent d’auxiliaires dévoués ; ainsi, lors de la bataille de Cannes (216  av. J.-C.), l’une des plus grandes défaites militaires de l’histoire de Rome, leur rôle est capital. “La grande astuce d’Hannibal, ce fut de faire avancer son centre (les Gaulois), de telle sorte qu’il dessine une convexité face aux Romains. Ces derniers se précipitent contre ce ventre qui s’offre, qui résiste un peu, qu’ils repoussent ensuite. Pendant ce temps, aux deux ailes, les combats de cavalerie tournent vite à l’avantage des forces puniques” (Yann Le Bohec, Histoire militaire des guerres puniques 264-146 av. J.-C.). Les Gaulois paieront ce jour-là l’un des plus lourds tributs parmi les troupes d’Hannibal.

 

Le général romain Scipion l’Africain surpassa-t-il tactiquement Napoléon Bonaparte ?

 

Qui est le général romain Scipion l’Africain ? Publius Cornelius Scipio Africanus (236-184 av. J.-C.), dit l’Africain, est issu de l’une des plus grandes familles patriciennes romaines ; à 27 ans, il est propulsé à la tête des troupes romaines en Espagne lors de la deuxième Guerre punique (218-202 av. J.-C.). Il s’illustre en coupant Hannibal de ses bases. “Plus tard, en Afrique, il se montrera plus habile et meilleur manœuvrier que les armées puniques considérablement plus nombreuses, démontrant ainsi le même genre de supériorité qu’Hannibal avait montré contre les commandants romains qui l’avaient rencontré pour la première fois en Italie” (Adrian Goldsworthy, In the name of Rome, The men who won the Roman Empire). En 190 av. J.-C., il débarque en Asie mineure ; à la bataille de Magnésie (actuelle Turquie), Scipion anéantit le roi de Syrie, Antiochos le Grand. Il le défait avec près de deux fois moins d’hommes que celui-ci.

 

Rappelons que l’ultime siège de Carthage (149-146 av. J.-C.) est l’oeuvre de son petit-fils adoptif, Scipion Émilien (185-129 av. J.-C.) ; afin de le distinguer de son parent, celui-ci est nommé Scipion le “deuxième Africain”. Pour les raisons énumérées plus haut, l’historien britannique B. Liddell Hart (1895–1970), déclara que Scipion l’Africain fut “plus grand que Napoléon”; certes, le général romain démontra des qualités stratégiques et tactiques hors-pairs. Pour autant, égala-t-il les victoires du général français ? Loin de là ; remémorons-nous que Napoléon 1er (1769-1821) remporta 44 batailles rangées victorieuses (entre 1793 et 1813) et triompha de cinq coalitions européennes contre lui ! Incontestablement, Scipion fut un grand tacticien mais rien n’indique qu’il eût eu autant de succès s’il avait eu à affronter autant d’ennemis sur différents champs de bataille.

 

Jérémie Dardy

 

 

Pour aller plus loin :

 

Christophe Badel, Atlas de l’Empire romain, Construction et apogée : 300 av. J.-C.-200 apr. -J.-C., Autrement, 2012

Anne Bernet, Histoire des gladiateurs, Tallandier, 2014

Yannick Clavé, Éric Teyssier, Petit Atlas historique de l’Antiquité romaine, Armand Colin, 2019

Martin Colas, Le monde romain, Armand Colin, 2019

Georges Duby, Atlas historique Duby, Larousse, 2007

Adrian Goldsworthy, In the name of Rome, The men who won the Roman Empire, Weidenfeld and Nicolson, 2004

Yann Le Bohec, Histoire militaire des guerres puniques 264-146 av. J.-C., Tallandier, 2014

Arnold J. Toynbee, Hannibal's Legacy, the Hannibalic War's effects on Roman life, Oxford University Press, 1965

Les Guerres puniques, préface de Claudia Moatti, traduction du latin et du grec ancien par Maxime Gaucher, Denis Roussel et Philippe Torrens. Avec la collaboration de Michel Humm, Gallimard, 2008